La pauvreté est une question de droits de la personne. Mais quelles sortes de politiques et de programmes le gouvernement peut‐il adopter pour vraiment changer les choses? Une étude marquante réalisée au Manitoba a montré qu’un revenu annuel garanti pourrait améliorer la vie des gens qui vivent dans la pauvreté.
L’expérience « Mincome » au Manitoba
Une recherche sur le revenu annuel garanti, la pauvreté et les droits de la personne
Par Travis Tomchuk
Publié : le 10 août 2022
Mots-clés :
Détails de l'histoire
La perte d’emplois et de revenu causée par la pandémie de COVID‐19 partout dans le monde a nécessité un soutien gouvernemental important et coûteux. Les graves répercussions économiques de la pandémie ont ravivé l’intérêt pour l’idée d’un « revenu annuel garanti ». Dans le cadre d’un tel programme, les gouvernements assurent un revenu minimal aux personnes qui en ont le plus besoin. Certains ont demandé au Canada de mettre en œuvre ce genre de programme national de revenu garanti. Et ce n’est pas si tiré par les cheveux : ce type de programme a existé brièvement au Manitoba dans les années 1970. Il était connu sous le nom de Mincome.
La pauvreté est souvent perçue comme un simple manque de revenu, mais ce n’est pas seulement une question d’argent. Les personnes qui vivent dans la pauvreté doivent surmonter de nombreux obstacles pour accéder à des emplois bien rémunérés, à des programmes d’éducation et de formation, ainsi qu’à des soins médicaux et dentaires. La pauvreté empêche les gens de vivre dans la dignité et réduit leurs possibilités. Elle les prive de nombreux droits dont jouissent les personnes plus aisées.
Des problèmes structurels comme le racisme, la discrimination fondée sur le genre ou sur la capacité physique marginalisent certaines personnes beaucoup plus que d’autres. Les femmes, les personnes transgenres et de genre non conforme, les personnes handicapées, les personnes autochtones, noires et autrement racisées sont plus susceptibles que les autres de subir les effets néfastes de la pauvreté et de perdre leur autonomie.
Programme Mincome
Eric Richardson était jeune adolescent quand ses parents Amy et Gordon ont commencé à participer au programme Mincome. Il a tout de suite remarqué une différence dans leur vie. Dans une entrevue donnée en 2016, il décrivait sa famille comme vivant dans la pauvreté et affirmait : « Nous avons toujours eu assez à manger, nous n’avons jamais manqué de vêtements et nous sommes toujours allés à l’école. Mais il n’était pas question d’extras.1 »
À l’époque, comme aujourd’hui d’ailleurs, les soins dentaires de base faisaient partie de ces « extras » que les personnes en situation de pauvreté pouvaient rarement se permettre. Eric Richardson se souvient : « C’est à peu près à cette époque que je suis allé chez le dentiste pour la première fois. » Il a été le seul des six enfants de la famille à pouvoir le faire à l’époque. « Si je m’en souviens, c’est parce que j’avais dix caries et que le dentiste les a toutes soignées en deux jours. » C’est en riant qu’il raconte qu’il n’y avait pas l’option de lui geler la bouche à l’époque. Malgré le souvenir de la douleur, il déclare : « Je suis tellement chanceux d’avoir encore mes dents aujourd’hui.2 »
Le programme expérimental « Mincome » (mot‐valise composé de « Manitoba » et des mots anglais « minimum » et « income », soit « revenu minimum ») s’est déroulé de 1974 à 1979. Il visait à déterminer quatre choses :
- Si un revenu annuel garanti allait inciter les gens à quitter la population active.
- La façon dont un programme de revenu annuel garanti pourrait être administré.
- Les effets sociaux d’un tel programme sur les communautés concernées.
- Si un tel programme pouvait remplacer d’autres programmes d’aide sociale, comme le programme de bien‐être social.
Ces questions demeurent importantes aujourd’hui pour les politiques et programmes de réduction de la pauvreté, y compris dans les débats sur le revenu annuel garanti.
Les deux principaux lieux où s’est déroulée l’expérience Mincome étaient Winnipeg et Dauphin, une petite ville de l’ouest du Manitoba.3 Mille deux cents ménages à faible revenu de Winnipeg ont été sélectionnés au hasard. Dauphin était devenue ce que l’on appelle une « aire de saturation », c’est-à-dire que chaque famille de la communauté et du secteur rural avoisinant était admissible au programme. Cependant, ce ne sont pas toutes les familles invitées à y participer qui ont accepté de le faire. D’autres communautés rurales ont également été impliquées dans le projet en tant que groupe témoin à comparer avec celui de Dauphin.4
Réalisation de l’expérience sur le revenu garanti
Dans une entrevue de 2016, Ron Hikel, directeur général du projet Mincome, explique le but de l’expérience : « Mincome donnait aux gens l’assurance que, peu importe ce qui arriverait dans leur vie, ils auraient de la nourriture sur la table et un toit au‐dessus de la tête. »5 Le programme visait à soulager les gens des pires privations et des incertitudes qu’amène la pauvreté, tout en les incitant à trouver un emploi.
À Winnipeg, il y avait trois niveaux de prestation pour les ménages à faible revenu sélectionnés au hasard : 3 800 $, 4 800 $ ou 5 800 $ par an pour un ménage de quatre personnes (18 780 $, 23 722 $ et 28 664 $ en dollars de 2020). À Dauphin, par contre, tous les ménages à faible revenu participants recevaient le même montant, soit 4 800 $. La situation relative à l’emploi de chaque ménage participant n’était pas un facteur dans la détermination du montant de la prestation. Ces montants étaient versés sous forme de prestations mensuelles.
On a tenté différentes approches pour réduire le montant des prestations Mincome en fonction du revenu d’emploi. À Dauphin, les prestations étaient réduites de 50 %. Pour chaque dollar de revenu d’emploi qu’un ménage gagnait, sa prestation Mincome était réduite de 0,50 $. Une famille de quatre personnes de Dauphin, par exemple, pouvait recevoir 4 800 $, mais si elle gagnait 2 000 $ en revenu d’emploi, sa prestation Mincome était réduite de 1 000 $ et son revenu total était de 5 800 $6. À Winnipeg, une réduction de 35 %, 50 % et 75 % respectivement s’appliquait aux prestations Mincome de 3 800 $, 4 800 $ ou 5 800 $.7
« Cela incitait les gens à travailler parce qu’ils touchaient tout de même plus d’argent s’ils travaillaient que s’ils ne travaillaient pas », explique l’économiste de la santé Evelyn Forget, qui a beaucoup écrit sur le projet Mincome. « Et puis, un grand nombre de personnes qui vivaient dans la pauvreté malgré qu’elles occupaient un emploi recevaient au moins un supplément dans le cadre de ce programme, supplément auquel elles n’auraient pas eu droit en vertu du programme d’aide sociale8. »
Les personnes qui y participaient devaient se soumettre à une longue entrevue, remplir des questionnaires tous les trois mois et déposer une déclaration de revenus mensuelle. Elles pouvaient adhérer au programme ou le quitter à tout moment. Elles n’avaient pas à prouver qu’elles avaient besoin de l’argent, ni à justifier la manière dont elles le dépensaient.
C’était donc très différent du programme d’aide sociale, dont les critères d’admissibilité sont stricts et qui impose des règles quant à l’usage que les bénéficiaires peuvent faire de leurs prestations. De plus, la stigmatisation sociale liée au fait de recevoir des prestations Mincome était moindre que celle liée au fait de bénéficier de l’aide sociale, surtout parce que le projet Mincome était présenté comme une expérience sociale9.
Résultats du projet Mincome et raison de son abandon
Le projet Mincome a pris fin en 1979 quand le NPD du Manitoba et le Parti libéral du Canada ont tous deux perdu les élections cette année‐là. Jugé trop coûteux par les nouveaux gouvernements provincial et fédéral, le programme a été annulé.
Il a fallu attendre 1980 pour que toutes les données générées par l’expérience Mincome soient étudiées. Depuis, la montagne de documents générés au cours du projet a été analysée pour en comprendre les résultats.
Cet examen a relevé un certain nombre de résultats positifs. La mise en place du projet Mincome n’a pas entraîné de réduction importante de la main‑d’œuvre à Dauphin, comme le craignaient certaines personnes qui critiquaient le programme. En raison de l’approche qui consistait à réduire les prestations en fonction du revenu, il était préférable pour les bénéficiaires de continuer à travailler plutôt que de quitter le marché du travail. La plupart ont continué à travailler.
Deux types de population ont profité du programme Mincome pour ne pas intégrer la population active : les nouvelles mères, qui ont décidé de rester plus longtemps à la maison après la naissance de leur bébé, et les adolescents, qui sont restés à l’école au lieu la quitter avant la 12e année pour aider leur famille. Grâce à cette possibilité pour les jeunes de poursuivre leurs études, on a assisté, pendant l’expérience, à une augmentation du taux d’achèvement des études secondaires et du nombre d’inscriptions à l’université.
Les données recueillies au cours de l’expérience Mincome ont aussi révélé qu’à Dauphin, le taux de violence familiale, de blessures liées au travail, d’accidents agricoles et de véhicules à moteur et de maladies mentales était inférieur à celui des régions environnantes. Cela montre à la fois que la pauvreté a de vastes conséquences et que le programme Mincome a eu des résultats positifs pour l’ensemble de la communauté.
La vie après le projet Mincome
Pour les familles qui arrivaient à peine à s’en sortir, le revenu mensuel supplémentaire que leur procurait le projet Mincome leur évitait d’avoir à se demander si elles auraient assez d’argent pour combler les besoins essentiels. Amy Richardson, la mère d’Eric, a déclaré au journal Winnipeg Free Press en 2009 que le projet Mincome « amenait votre revenu au niveau où il aurait dû être. Cela permettait de mettre un peu plus de crème dans son café. » Contrairement à ce que croyaient de nombreuses personnes opposées à l’expérience du Mincome, le programme ne faisait que réduire la pauvreté, sans remplacer le revenu du travail.
Avec la fin du projet Mincome, les familles qui y participaient ont vu leur revenu supplémentaire cesser brusquement. Comme le dit Eric Richardson : « Pendant deux ans, on a eu cet extra et puis, tout d’un coup, on est revenus à comment c’était. »
Pour Doreen Henderson, le programme Mincome était positif. Pendant le projet, elle est restée à la maison pour élever ses deux enfants pendant que son mari Hugh travaillait comme concierge. « Les gens travaillent dur et ce n’est toujours pas suffisant. Ils n’auraient pas dû annuler le programme. Cela aidait vraiment.12 »
La pandémie de COVID‐19 a provoqué des perturbations économiques et des pertes d’emplois généralisées. Par conséquent, de nombreuses personnes au Canada ont connu des difficultés financières. Le gouvernement fédéral a donc créé en 2020 la Prestation canadienne d’urgence (PCU) pour aider les personnes qui avaient perdu leur emploi (la PCU fait maintenant partie du régime d’assurance emploi). La PCU procurait jusqu’à 2 000 $ par mois aux personnes qui répondaient aux critères d’admissibilité. L’impact de la pandémie et l’effet de la CPU ont donné lieu à des appels en faveur d’un revenu minimum garanti afin que la population canadienne puisse subvenir à ses besoins en toutes circonstances.
Questions de réflexion :
Comment les personnes en situation de pauvreté sont‐elles traitées dans votre communauté?
Quels aspects de la vie moderne sont plus difficiles quand on manque d’argent?
Comment les stéréotypes et les préjugés affectent‐ils le travail, le logement et les perspectives financières des gens?
Bibliographie
- Sharon Chisvin, entretien avec Eric Richardson, 2016.
- Chisvin.
- Comptant environ 10 000 personnes dans les années 1970, Dauphin avait été choisie comme aire de saturation pour le programme Mincome parce qu’elle est située à 300 kilomètres de Winnipeg et que la communauté était homogène, avec une population majoritairement canado‐ukrainienne.
- Evelyn L. Forget, « The Town with No Poverty : The Health Effects of a Canadian Guaranteed Income Field Experiment », Canadian Public Policy vol. 37, nº 3, 2011, p. 288.
- Sharon Chisvin, entretien avec Ron Hikel, 2016.
- David Calnitsky et Jonathan P. Latner, « Basic Income in a Small Town : Understanding the Elusive Effects on Work » Social Problems, volume 64, nº 3, 2017, p. 376.
- Wayne Simpson et coll., « The Manitoba Basic Annual Income Experiment : Lessons Learned 40 Years Later », Canadian Public Policy vol. 43, nº 1, 2017, p. 88.
- Sharon Chisvin, entretien avec Evelyn Forget, 2016.
- David Calnitsky, « More Normal than Welfare : The Mincome Experiment, Stigma, and Community Experience », Canadian Review of Sociology vol. 53, nº 1, 2016, p. 29–30.
- Forget, p. 290–291, p. 294–299.
- Forget, p. 294–299.
- Whitney Mallet, « The Town Where Everyone Got Free Money », Vice, 13 juin 2022 (https://www.vice.com/en/article/nze99z/the-mincome-experiment-dauphin).
Citation suggérée
Citation suggérée : Travis Tomchuk. « L’expérience « Mincome » au Manitoba ». Musée canadien pour les droits de la personne. Publié le 10 août 2022. https://droitsdelapersonne.ca/histoire/lexperience-mincome-au-manitoba