Vladimir Kara‐Murza est l’un des plus ardents défenseurs de la démocratie et des droits de la personne. Journaliste, cinéaste et militant politique, il est depuis longtemps au front de l’opposition au président russe Vladimir Poutine.
Lutter pour la liberté et la démocratie en Russie
Entrevue avec Vladimir Kara-Murza
Publié : le 22 octobre 2018
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Détails de l'histoire
En 2015, Vladimir Kara‐Murza a frôlé la mort après avoir été empoisonné, trois mois après la mort de son bon ami Boris Nemtsov, chef de l’opposition, tué par balle sur un pont près du Kremlin. En 2017, il a été empoisonné de nouveau, et une fois de plus, a survécu. Il a quitté la Russie et a beaucoup voyagé pour conscientiser les gens à la corruption et aux violations des droits de la personne en Russie.
Il a fait campagne active auprès des gouvernements étrangers pour qu’ils adoptent des lois empêchant les dirigeants corrompus de la Russie de faire passer leur argent dans des institutions financières étrangères. Cette campagne a mené à l’adoption de la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus au Canada et la Magnitsky Act de 2012 aux États‐Unis.
Au début de l’année 2022, Vladimir Kara‐Murza est retourné en Russie. Il a rapidement été arrêté et inculpé en vertu de nouvelles lois draconiennes qui criminalisent toute critique de l’invasion russe en Ukraine. Dans des remarques faites en octobre 2022, lorsqu’il a reçu le prix Václav Havel pour la défense des droits de la personne, Vladimir Kara‐Murza déclare : « Avec le début de cette invasion brutale de l’Ukraine, Poutine a également lancé une autre guerre – une guerre contre la vérité dans notre propre pays. […] Pourtant, malgré les arrestations, les menaces et le raz‐de‐marée de répression, des milliers de Russes ont exprimé leur opposition à la guerre contre l’Ukraine. »
Vladimir Kara‐Murza a pris la parole au Musée en octobre 2018. Il a par ailleurs aimablement répondu à quelques questions sur ses motivations, ses stratégies et ses objectifs. À l’époque, il dirigeait le groupe « Russie ouverte », qui défendait la démocratie, le respect des procédures et la liberté de la presse. Russie ouverte a été déclaré « indésirable » en Russie en 2017. Le groupe a été dissous début 2021 pour éviter que ses membres ne soient poursuivis en vertu de nouvelles lois strictes restreignant la dissidence politique.
Musée canadien pour les droits de la personne (MCDP) : Pouvez‐vous nous parler un peu de vos origines et de ce qui a éveillé votre intérêt durant votre jeunesse à Moscou?
Vladimir Kara‐Murza : À dix ans, j’ai été témoin de quelque chose qui a fait de moi la personne que je suis aujourd’hui, qui a déterminé ce que j’allais faire dans la vie. C’était au mois d’août 1991, pendant la révolution démocratique en Russie – les trois jours qui ont changé le cours de l’histoire et qui ont marqué la fin du régime communiste soviétique en place depuis des décennies, l’un des régimes les plus oppressifs dans l’histoire de l’humanité.
Il y avait la police, l’armée, le KGB et les chars d’assaut envoyés pour occuper le centre de Moscou. Tous les Russes qui voulaient se lever pour défendre leurs droits et libertés avaient comme seules armes leur dignité et leur détermination. Mon père était un de ceux‐là. La leçon à tirer était qu’au bout du compte, le peuple était toujours plus fort, plus puissant qu’une dictature. Lorsque les chars d’assaut sont arrivés à Moscou, ils étaient attendus par des centaines de milliers de personnes sans armes, pacifiques qui ont envahi les rues et se sont littéralement dressées devant ces chars d’assaut, qui ont dû simplement s’arrêter et rebrousser chemin.
Une fois adulte, j’ai décidé de consacrer ma vie à la défense des droits de la personne en faisant campagne pour la démocratie en Russie. Malheureusement, cette lutte est toujours d’actualité, puisque nous avons vu resurgir bon nombre de pratiques de notre triste passé totalitaire. Après son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine a remis en place plusieurs des vieux symboles et des vieilles pratiques du régime autoritaire du passé, et ce, très rapidement. Aujourd’hui, on ne peut malheureusement pas dire que la Russie est un pays libre.
MCDP : Vous‐même avez été empoisonné à deux occasions. Qu’est-ce qui vous pousse à continuer de vous exprimer?
VKM : Je sais que la vérité est de notre côté et que l’avenir nous appartient. Je crois que nous méritons mieux en tant que pays qu’une autocratie autoritaire où les dirigeants corrompus volent la population en plus de violer ses droits et libertés. La Russie est un pays formidable, riche d’une culture exceptionnelle et rempli de gens talentueux et intelligents. Nous souhaitons que le gouvernement de la Russie respecte les droits de son propre peuple, respecte la primauté du droit à l’intérieur de ses frontières et se comporte comme un membre responsable de la communauté internationale.
La vision d’une Russie libre et démocratique est une vision pour laquelle nous devons continuer de nous battre. Depuis un an et demi, des dizaines de milliers de personnes partout au pays descendent dans les rues pour manifester contre ce régime marqué par la corruption et l’autoritarisme, et contre l’arrogance des dirigeants qui continuent d’agir impunément. Il y a maintenant toute une génération en Russie qui a grandi sans connaître autre chose que le régime politique actuel, qui n’a jamais vu d’autres visages que celui de Poutine à la télévision. Ce sont ces jeunes qui commencent à dire « Assez! » Ils représentent véritablement l’avenir de la Russie. C’est pour eux, pour leur avenir que nous devons poursuivre le combat.
MCDP : Vous soutenez entre autres que les sanctions constituent le meilleur moyen dont dispose la communauté internationale pour appuyer la lutte pour la liberté et la démocratie en Russie. Au mois d’octobre l’an dernier, le Canada a adopté la Loi sur la justice pour les victimes de dirigeants étrangers corrompus, souvent appelée la loi de Sergueï Magnitski du Canada. Parlez‐nous un peu de votre rôle à cet égard.
VKM : Les lois de ce type permettent de définir un principe à la fois fondamental et révolutionnaire dans les affaires internationales : que les gens complices dans des cas de violation des droits de la personne, de corruption et de vol de leur propre peuple ne puissent plus se rendre en Occident, posséder des biens en Occident ou se servir des systèmes financiers et bancaires de l’Occident. Pourquoi? Parce que c’est en Occident que ces personnes ouvrent des comptes bancaires, achètent des biens immobiliers, envoient leurs enfants étudier, s’achètent des voitures de luxe et des yachts, etc. La loi de Sergueï Magnitksi permet d’y mettre un terme. Elle introduit la notion de responsabilité personnelle, individuelle plutôt que d’imposer des sanctions générales à tout un pays, une méthode injuste dont l’effet est souvent contre‐productif.
Je suis fier d’avoir pu contribuer quelque peu à ce processus au cours des huit dernières années en travaillant avec des parlementaires dans plusieurs pays occidentaux, dont le Canada, où je me suis rendu à trois occasions pour témoigner devant différents comités parlementaires. Nous sommes extrêmement reconnaissants aux membres du Parlement canadien, qui ont adopté cette loi à l’unanimité en octobre 2017 – pas même un vote contre. Je dois aussi mentionner que Boris Nemtsov était également venu au Canada en 2012 pour prononcer une allocution en appui à cette loi sur la Colline du Parlement. Jusqu’ici, six pays ont adopté des lois similaires. Je me suis récemment rendu au Parlement danois pour exprimer mon appui à cette même loi. Nous espérons faire la même chose à Paris au cours des prochaines semaines, à l’Assemblée nationale de France.
Il est très important de mettre fin à cette impunité et de montrer aux personnes qui continuent de violer les droits de leur propre peuple et de voler leur argent que ce comportement ne sera plus toléré, que ceux et celles qui ne respectent pas les normes de la démocratie dans leur propre pays ne pourront plus profiter de la démocratie en Occident. Les droits de la personne sont universels, et donc la responsabilité pour la violation de ces droits doit également être universelle.
MCDP : Avez‐vous bien dit qu’il était dangereux de donner au président de la Russie Vladimir Poutine une trop grande légitimité sur la scène internationale?
VKM : Vladimir Poutine est au pouvoir depuis maintenant près de deux décennies. Durant les premières années de son règne, les pays ont été trop nombreux à lui dérouler le tapis rouge. Il ne le méritait pas, et cela lui a donné une légitimité qu’il n’aurait jamais dû avoir. Peu après être devenu président, Poutine a réinstauré non seulement des symboles du passé soviétique, comme l’hymne national de l’Union soviétique, mais également plusieurs des méthodes de l’époque, comme la censure des médias, la manipulation des élections, les poursuites pour des motifs politiques, etc. Étonnamment, malgré tout cela, les pays de l’Occident ont continué de lui offrir un traitement royal – je suppose qu’il s’agissait d’une tentative d’accommodement malavisée et naïve dans l’espoir de conclure des ententes avec Poutine sur la scène internationale tout en fermant les yeux ce qu’il faisait dans son pays. Pourtant, toute personne qui connaît l’histoire de la Russie sait que la répression interne et l’agression externe vont toujours de pair dans notre pays. On ne peut s’attendre à ce qu’un gouvernement qui viole les droits de son propre peuple, ses propres lois et sa propre constitution respecte le droit international ou l’intérêt d’autres pays.
C’est donc encourageant de voir qu’au cours des dernières années, de nombreux pays occidentaux ont compris à quel point ils avaient fait fausse route. En revanche, on voit parfois l’autre extrême, où des gens en Occident associent les actes et les crimes du régime Poutine à l’ensemble de la Russie. Ils ne font pas la distinction entre un petit groupe au Kremlin et un pays de 140 millions habitants. On devrait dire « Poutine » plutôt que de parler de « la Russie ».
MCDP : Selon vous, dans quelle mesure l’émergence des nouvelles technologies de communication et l’utilisation généralisée des médias sociaux favorisent‐elles ce que vous appelez la répression interne, ou nuisent‐elles à celle‐ci?
L’an dernier, par exemple, un militant anticorruption bien connu en Russie, du nom d’Alexei Navalny a produit un documentaire d’enquête sur l’empire financier secret du premier ministre actuel de la Russie, dans lequel il faisait la lumière sur les actifs cachés de l’homme d’État, ses yachts, ses villas, ses manoirs, ses vignobles en Italie et bien d’autres choses. On n’a pourtant fait aucune mention de l’enquête sur les réseaux de télévision nationaux, tous administrés par le gouvernement. Il reste que 25 millions de personnes en Russie ont pu regarder le documentaire d’enquête sur YouTube, Facebook ou Twitter, et des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues partout au pays pour manifester contre cette corruption scandaleuse.
MCDP : Vous avez parlé des jeunes qui descendent dans les rues, justement. Est‐ce là où vous voyez une lueur d’espoir pour la Russie?
MCDP : Pour conclure, auriez‐vous un conseil à donner aux Canadiens et Canadiennes ordinaires qui aimeraient aider?
VKM : Je n’exagère pas en affirmant qu’il n’y aurait aucune loi Magnitsky aux États‐Unis, au Canada ou ailleurs si les populations n’exerçaient pas de pression sur leur propre gouvernement afin que ceux‐ci cessent de se montrer complaisants à l’égard des dictateurs et dirigeants corrompus de l’étranger en les laissant entrer dans leur pays et accéder à leurs systèmes bancaires et financiers avec leur argent sale. Je serais donc très reconnaissant envers le peuple canadien s’il continuait d’exercer de la pression sur son gouvernement pour qu’il défende la démocratie, la primauté du droit et les droits de la personne, pour qu’il ne se contente pas de belles paroles et donne l’exemple en mettant ces principes et valeurs en pratique.
Citation suggérée
Citation suggérée : « Lutter pour la liberté et la démocratie en Russie ». Musée canadien pour les droits de la personne. Publié le 22 octobre 2018. https://droitsdelapersonne.ca/histoire/lutter-pour-la-liberte-et-la-democratie-en-russie