La campagne d’Amchitka

Les débuts de Greenpeace sauvés par la musique

Par Barbara Stowe
Publié : le 5 janvier 2024 Modifié : le 23 février 2024

Un bateau sur l’eau avec des montagnes et des nuages en arrière-plan. Sa voile est décorée de grands signes de paix. Visibilité masquée.

Crédit : Greenpeace, photographie par Robert Keziere

Détails de l'histoire

C’était l’été 1969 et, partout dans le monde, les gens descendaient dans la rue et entonnaient des chants de résistance. Nous avons chanté « We Shall Overcome » (Nous vaincrons) dans ma ville de la côte ouest du Canada, en marchant vers le palais de justice du centre‐ville avec nos bannières antiguerre que nous tenions avec peine contre le vent impétueux.

La musique avait la place d’honneur. 

Et en toute franchise, nous avions besoin de musique. 

Seuls le président américain et ses hommes n’entendaient pas la musique, le cœur battant de l’époque. Ils étaient sourds aux appels à la paix, coincés dans de vieilles habitudes ruineuses. Sur l’île d’Amchitka, si loin de la côte de l’Alaska qu’elle était presque en Russie, leurs mercenaires ont creusé profondément dans le sol autochtone colonisé, fabriquant des nids pour des bombes à hydrogène. Selon les sismologues, les explosions souterraines dans cette région tectoniquement instable pouvaient déclencher des tremblements de terre et provoquer des raz‐de‐marée sur toute la côte du Pacifique. 

Le président Nixon et ses hommes se sont bouché les oreilles. 

Ils ne se souciaient pas non plus du fait qu’Amchitka était un sanctuaire dédié à la faune et à la flore. Lorsque mon père, Irving Stowe, avocat et militant, a appris que des loutres de mer s’échouaient mortes sur les plages de l’île d’Amchitka, les tympans crevés par des explosions préalables aux essais, il était furieux. Il s’est rendu en trombe au consulat des États‐Unis, au centre‐ville de Vancouver, muni d’une pétition manuscrite, et s’est tenu à l’extérieur pour solliciter des signatures. Puis il a appelé son ami Jim Bohlen. 

« Jim, nous devons faire quelque chose! »

Photo en noir et blanc d’un homme barbu portant la main à son front.

Irving Stowe, en 1970.

Photo: Gracieuseté de la famille Stowe

Le lendemain matin, Jim et sa femme Marie sont venus déjeuner avec mon père et ma mère (Dorothy). Ils ont créé un petit groupe pour protester contre les explosions – le « Comité pour ne pas faire de vagues ». Jim était un ingénieur visionnaire; Marie, une illustratrice de la nature respectée; ma mère, une travailleuse sociale en psychiatrie. Ces membres fondateurs étant de la Société des Amis (quakers), au fur et à mesure que d’autres personnes les rejoignaient, le groupe naissant était guidé par les principes quakers du pacifisme, de l’expression de la vérité aux pouvoirs et du témoignage. 

Au même moment, le chroniqueur environnemental Bob Hunter écrivait dans le Vancouver Sun que les États‐Unis jouaient « à la roulette russe avec un pistolet nucléaire appuyé sur la tête du monde ». Il a commencé à assister aux réunions, tout comme Ben et Dorothy Metcalfe, deux autres journalistes de poids. D’autres personnes se sont jointes au groupe, apportant toutes des passions et des compétences uniques à la cause. 

Mais une question continuait de les frustrer : Comment pouvait‐on être témoin d’essais atomiques sur une île aussi éloignée? 

En février 1970, Marie a trouvé la réponse. « Pourquoi ne pas s’y rendre en bateau? »

Cette idée a séduit le groupe idéaliste d’artistes du changement que nous étions. Seulement, combien cela coûterait‐il?

« Si la cause est juste, l’argent viendra », a déclaré Marie.

Un soir, alors qu’une réunion touchait à sa fin, mon père a fait un signe de paix à un jeune organisateur communautaire, Bill Darnell, qui se dirigeait vers la sortie. Il lui a dit : « Hé, Bill! Paix! ».

De sa voix de basse profonde, Bill a répondu par : « Faisons en sorte que cette paix soit verte. »

Papa a téléphoné à Bill le lendemain matin, plein d’enthousiasme. « Le mouvement pour la paix (peace) et le mouvement pour l’environnement (green), a‑t‐il dit, cela réunit tout! ».

« C’est ainsi que nous devrions appeler le bateau, lorsque nous en aurons un », a déclaré Jim lors de la réunion suivante. « Le Green Peace. »

Une affiche avec un grand dessin de Joni Mitchell occupant le tiers gauche. En haut, le mot « Greenpeace » et deux logos (un cercle coupé horizontalement et un signe de paix) se trouvent parmi les noms « Joni Mitchell », « Chilliwack » et « Phil Ochs ». Un grand titre central en vert indique en anglais « Concert-bénéfice de “Greenpeace” ». En dessous, en noir, on peut lire en anglais « Vendredi 16 octobre. 20H. PNE Coliseum. Billets 3,00 disponibles dans les centres de billetterie de Vancouver.

Affiche du concert‐bénéfice de Greenpeace, 1970.

Affiche gracieuseté de Robert Stowe

Paul Noonan, le fils de Marie Bohlen issu d’un précédent mariage, a conçu un macaron qui est revenu de l’imprimeur sans espace entre les deux mots, et nous avons vendu des macarons Greenpeace à 25 cents l’unité aux coins des rues.

Mais la vente de macarons n’allait pas nous permettre de récolter les milliers de dollars nécessaires à l’affrètement d’un bateau.

Entre‐temps, les États‐Unis ont annoncé qu’ils allaient procéder au plus grand essai nucléaire souterrain de l’histoire sur l’île d’Amchitka, à l’automne 1971.

Mon père a décidé d’organiser un concert‐bénéfice. Il n’avait jamais organisé de concert auparavant et la plupart d’entre nous étaient sceptiques – jusqu’à ce que l’auteur-compositeur-interprète militant Phil Ochs s’engage. Puis le groupe folk/rock canadien Chilliwack a accepté de jouer. Et lorsque la grande vedette Joni Mitchell, âgée de 28 ans, s’est jointe à l’affiche, c’était hallucinant! Alors que nous placardions la ville d’affiches, mon père a réservé l’une des plus grandes salles de concert de Vancouver, le Pacific Coliseum, pour le 16 octobre 1970.

Ça n’a pas nui que Joni Mitchell avait proposé d’emmener James Taylor.

Le concert s’est complètement vendu.

Deux personnes sont assises sur des chaises, jouant de la guitare et chantant dans des microphones, et d’autres personnes se trouvent derrière elles, dans l’ombre.

James Taylor et Joni Mitchell sur scène au concert‐bénéfice de Greenpeace à Vancouver, en 1970.

Photo : George Kropinsky

Mais dès le début du mois d’octobre, une ombre inquiétante s’est dessinée au tableau. Une aile militante du Front de libération du Québec (FLQ) – un groupe séparatiste québécois – a enlevé deux dignitaires et, à 4 h du matin, le jour du concert, le premier ministre Pierre Elliot Trudeau a invoqué la Loi sur les mesures de guerre. Des chars ont circulé dans les rues de Montréal, les libertés civiles ont été suspendues dans tout le pays et nous avions la certitude que les autorités allaient annuler le concert.

Nous avions tort. La chance était avec nous et Phil Ochs s’est tenu sous les lumières brûlantes de la scène en marmonnant « ce n’est pas tous les jours qu’on peut jouer dans un État policier » avant d’entamer « Rhythms of Revolution » (rythmes de révolution).

Chilliwack nous a fait danser. « S’il n’y a pas de public, ont‐ils chanté, il n’y a pas de spectacle. » Je me suis retournée pour voir tout le Coliseum chanter et se balancer à l’unisson. C’est alors que mon père est entré en scène pour tirer le prix de présence d’un chapeau. Le prix? Un voyage gratuit sur le bateau de Greenpeace à destination d’Amchitka!

C’était un prix douteux. Douteux parce que le voyage du Greenpeace ressemblait à une mission suicide : tempêtes d’automne imprévisibles dans la mer de Béring, radiations s’échappant du puits de la bombe, tremblement de terre sous‐marin générant un tsunami avec le bateau en plein dans sa trajectoire – les risques étaient terrifiants. Et pourtant, des gens qui n’avaient jamais protesté de leur vie envoyaient des lettres au comité, le suppliant de faire partie de l’équipage. Comme si un voyage de protestation pouvait exercer une pression publique suffisante sur des politiciens complètement sourds pour faire changer les choses.

Nous en faisions le pari.

Et la musique était la clé. James Taylor a apaisé nos âmes avec sa voix traînante du Sud, la voix soprano singulière de Joni s’est envolée sur « Chelsea Morning », et nous avons applaudi à tout rompre lorsqu’elle a rappelé James pour chanter « Mr. Tambourine Man » avec elle. Ils étaient amoureux et jouaient gratuitement.

À une heure du matin, les lumières se sont rallumées et tout le monde a quitté le Coliseum. Ensemble, nous avions récolté près de 18 000 $ – juste assez pour affréter le bateau de pêche d’un certain capitaine John Cormack : le seul homme assez courageux, assez fou et (selon la rumeur) assez désespéré financièrement pour se lancer dans cette folle mission.

Le 15 septembre 1971, le Greenpeace a quitté False Creek à Vancouver.

Il n’a jamais atteint Amchitka.

Onze personnes posent en deux rangées devant le mât et la voile d’un bateau, en faisant des gestes avec les poings et des signes de paix. Cinq d’entre elles se tiennent sur le grand espar qui tient le bas de la voile, ornée de l’inscription « GREENPEACE » en grosses lettres au-dessus d’un signe de paix.

L’équipage du Greenpeace, dans le sens des aiguilles d’une montre, en partant du haut à gauche : Bob Hunter, Pat Moore, Bob Cummings, Ben Metcalfe, Dave Birmingham, John Cormack, Bill Darnell, Terry Simmons, Jim Bohlen, Lyle Thurston et Richard Fineberg.

Photo : Greenpeace, photographie par Robert Keziere

Les garde‐côtes américains ont refoulé John Cormack pour une raison technique. Tout espoir semblait perdu. Mais le monde entier s’est moqué des autorités sourdes et est descendu dans la rue. À Tokyo, les gens ont brandi des pancartes sur lesquelles on pouvait lire : « Hiroshima, Nagasaki, Amchitka ». Chez nous, mon frère Bob a aidé à diriger un débrayage de 10 000 élèves du secondaire jusqu’au consulat des États‐Unis. L’opinion publique était si furieuse que mon père a pu réunir suffisamment d’argent en quelques semaines pour affréter un deuxième navire, un ancien dragueur de mines canadien que le groupe a baptisé le Greenpeace Too.

Le 6 novembre, le navire faisait route vers Amchitka lorsque Nixon a donné le feu vert et que la Commission américaine de l’énergie atomique a fait exploser l’engin.

Le Department of Fish and Game de l’Alaska a estimé à 2 000 le nombre de loutres de mer tuées.

Le monde entier a pleuré l’orgueil de Nixon.

Quelques mois plus tard, cependant, les États‐Unis ont discrètement annulé la série de tests. Huit cavités de bombes avaient été creusées, mais seules trois ont été utilisées. La population s’était exprimée et sa voix avait été entendue.

Personne n’a contesté que les deux bateaux de Greenpeace avaient joué un rôle essentiel dans cette victoire.

Ou que la musique avait sauvé la situation.

Sources

L'auteure tient à mentionner deux ouvrages qui m’ont été d’une grande utilité pour la rédaction de ce texte : Amchitka and the Bomb, de Dean W. Kohlhoff, et Greenpeace : The Inside Story, de Rex Weyler.

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