Karine Duhamel, qui a été directrice de la recherche pour l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, explique comment les réflexions recueillies lors de l’enquête ont mis en lumière les droits de la personne et les droits autochtones – et comment les lois du Canada doivent maintenant se rattraper.
La responsabilité de chaque personne au Canada
La question des FF2E+ADA sous l’angle du droit canadien et international
Par Karine Duhamel
Publié : le 4 octobre 2024
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Détails de l'histoire
En juin 2019, l’historique Commission d’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA) a publié son rapport final, intitulé Réclamer notre pouvoir et notre place. Fondé sur les témoignages de milliers de personnes qui se sont présentées – y compris des membres des familles de FFADA et d’autres spécialistes – le rapport relate des expériences de violence et des milliers de recherches de justice.
En tant que directrice de la recherche pour l’enquête nationale, j’ai été particulièrement frappée par la façon dont les membres des familles et les survivant·e·s de violences ont pu relier leurs expériences à des violations croisées de leurs droits fondamentaux et de leurs droits autochtones – et à l’obligation du Canada de remédier à ces violations. C’est pourquoi, lors de l’élaboration du rapport Réclamer notre pouvoir et notre place, nous avons choisi un moyen novateur de recenser directement les milliers de violations des droits qui continuent de toucher aujourd’hui les femmes, les filles, les personnes bispirituelles et les personnes transgenres autochtones.
Appliquer l’optique des droits de la personne et des droits autochtones, ainsi que l’optique du genre, aux vérités exprimées au cours du processus de collecte des vérités de l’enquête révèle que la violence subie par les femmes, les filles, les personnes bispirituelles et les personnes transgenres autochtones – ainsi que toutes les formes de violence subies par les peuples autochtones – est une question relevant des droits de la personne. Comme l’ont fait valoir les membres des familles, les proches et les survivant·e·s de violences, apporter les changements nécessaires pour mettre fin à la violence n’est pas simplement une question de politique publique, mais une question de droit national et international. Parmi les facteurs clés qui permettent à la violence de perdurer, il y a le non‐respect des besoins et des droits fondamentaux, comme l’a indiqué le témoin expert Timothy Argetsinger, conseiller politique exécutif auprès d’Inuit Tapiriit Kanatami (ITK), « comme le logement, le droit à l’alimentation, la sécurité. […] le problème plus général de la violence faite aux femmes et aux filles[1] ».
Utiliser une approche axée sur les droits internationaux de la personne
Brenda Gunn, Métisse et professeure de droit à l’Université du Manitoba, a soutenu que l’utilisation d’une approche axée sur les droits internationaux de la personne pourrait aider à cerner les lois qui n’ont pas réussi à protéger les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA autochtones, et lesquelles ont contribué à la violence dans leur vie. Comme elle l’a noté dans le rapport final, cette approche pourrait repérer « les pratiques discriminatoires et les formes de distribution inéquitables du pouvoir ainsi qu’à lever le voile sur les actions du Canada qui minent les droits de la personne »[2]. Comme nous l’avons vu à maintes reprises dans les témoignages, le fait de souligner que les femmes, les filles, les personnes bispirituelles et les personnes transgenres autochtones sont des titulaires de droits peut contribuer à promouvoir leur capacité d’action et leur autonomie – et, en fin de compte, peut les aider à réclamer leur pouvoir et leur place.
En 2019, le Canada ne respectait déjà pas les engagements qu’il avait pris en vertu d’instruments internationaux relatifs aux droits de la personne et de lois nationales relatives aux droits des peuples autochtones. Depuis, de nouveaux développements sont venus enrichir le débat. Plus précisément, le Canada a intégré la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) dans le droit canadien. La DNUDPA est importante dans le contexte de la défense des droits individuels et collectifs des femmes, des filles, des personnes bispirituelles et des personnes transgenres autochtones, et dans le contexte d’un système législatif et juridique qui, depuis sa création, a ciblé directement les femmes autochtones et leur descendance.
La DNUDPA a été adoptée pour la première fois par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2007. Elle affirme les droits de la personne, tant collectifs qu’individuels, des peuples autochtones. Ces droits couvrent des domaines tels que l’autodétermination et l’autonomie, les droits à l’égalité, les droits relatifs à la culture, à la spiritualité et à l’identité, ainsi que les droits relatifs aux terres, aux territoires et aux ressources. Bien que les femmes ne soient expressément mentionnées dans la Déclaration que dans une seule clause, les spécialistes affirment que le genre est l’un des principaux critères d’interprétation de la Déclaration. Si la Déclaration a fait l’objet de nombreuses critiques au fil des ans, beaucoup d’Autochtones, y compris des juristes, la considèrent comme un instrument doté d'un grand potentiel, notamment parce qu’elle fonde les droits des peuples autochtones sur leurs propres coutumes, lois et traditions[3].
En 2007, le gouvernement du Canada était l’un des quelques pays à voter contre la DNUDPA, arguant que la Déclaration était incompatible avec la Constitution canadienne. Cependant, les organisations autochtones et de défense des droits de la personne ont continué à faire pression. En 2010, le Canada a annoncé qu’il soutiendrait officiellement la Déclaration en tant que document de référence, mais ne s’est pas engagé fermement à modifier la législation canadienne. La situation a changé lorsque le Parlement canadien a adopté la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (Loi sur la Déclaration des NU), qui a reçu la sanction royale en 2021. Cette loi a permis d’intégrer la DNUDPA dans le droit canadien et, avec elle, de nouveaux engagements importants.
La Loi engage le gouvernement du Canada à travailler en consultation et en collaboration avec les peuples autochtones, à prendre toutes les mesures nécessaires pour s’assurer que les lois du Canada sont conformes à la DNUDPA, et à préparer et mettre en œuvre un plan d'action, puis faire rapport sur ce plan chaque année. Considérée comme une étape importante dans l’évolution des relations entre le Canada et les peuples autochtones, la Loi vise à affirmer que la DNUDPA est un instrument international relatif aux droits de la personne qui peut aider à interpréter et à appliquer le droit canadien et à fournir un cadre pour faire progresser la mise en œuvre de la DNUDPA au niveau fédéral. En outre, elle affirme officiellement le rôle de la législation dans la réponse aux appels de la Commission de vérité et réconciliation (appels à l’action) et de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (appels à la justice).
Dans son préambule, la Loi met l’accent sur le rôle de la DNUDPA en tant que cadre pour le respect et la promotion des droits inhérents des peuples autochtones et en tant que voie vers la réconciliation, la guérison et la paix. Le préambule dénonce également les doctrines, politiques et pratiques discriminatoires. Il affirme la protection constitutionnelle des droits ancestraux et issus de traités et souligne que toutes les relations entre le gouvernement du Canada et les peuples autochtones doivent être fondées sur le droit inhérent des peuples autochtones à l’autodétermination, y compris le droit à l’autonomie gouvernementale.
Étant donné l’importance accordée au concept de « compatibilité des lois », il est important d’analyser ce concept et ce qu’il signifie dans la pratique. La section 5 sur la compatibilité des lois exige que le gouvernement du Canada adopte des mesures pour s’assurer que les lois sont compatibles avec la DNUDPA – ou en d’autres termes, qu’elles respectent la DNUDPA. Il s’agit notamment de prendre des mesures au fil du temps pour s’assurer que c’est le cas en consultation et en collaboration avec les peuples autochtones. Il est important de noter que, comme le reste de la Loi, cette obligation ne s’applique qu’aux lois fédérales et ne lie pas les gouvernements provinciaux ou territoriaux.
Les lois canadiennes : Lutter contre l’effacement des Autochtones
Au Canada, il existe de nombreuses lois fédérales pour lesquelles cela pourrait avoir des répercussions. L’un des principaux champs de bataille pour l’interprétation de la Loi sur la Déclaration des NU sera la Loi sur les Indiens, établie en 1876 par la consolidation d’autres lois relatives aux « Indiens ». Sa discrimination fondée sur le sexe a été illustrée pendant près de 150 ans et jugée contraire au droit international. Dans la Loi sur les Indiens, la définition d’un « Indien » est basée sur la lignée masculine, ce qui nie les nombreuses personnes des Premières Nations dont la lignée passe par la mère, ou par les deux lignées. Dans la pratique, cela signifie que le statut d’une femme des Premières Nations dépend du statut de son mari, et non de son identité et de son appartenance. En se mariant avec un non‐« Indien », elle perd son statut d’Indienne et tous les droits qui y sont associés. Les conséquences peuvent être l’expulsion de la communauté avec ses enfants, qui seront également considérés comme n’ayant pas le statut d’Indien, et la perte de tous ses droits à sa part des terres et des ressources de la communauté ou des dispositions du traité.
Les préjugés sexistes de la Loi sur les Indiens ont également été utilisés d’autres manières, notamment dans l’application des premières clauses de la Loi relatives à la prostitution, qui criminalisaient les femmes et les filles des Premières Nations, malgré l’absence de preuves concrètes d’une participation plus fréquente au commerce du sexe que les autres femmes. Ces actions ont été exacerbées par les modifications apportées au Code criminel en 1892[4]. En outre, jusqu’en 2008, les plaintes déposées auprès du Tribunal canadien des droits de la personne contre le gouvernement fédéral au sujet de décisions ou d’actions découlant de la Loi sur les Indiens ou prises en vertu de celle‐ci n’étaient pas autorisées en vertu de l’article 67, ce qui a eu d’importantes répercussions sur les familles. Wendy L., membre d’une famille touchée par la question des FFADA, a mentionné à ce sujet : « C’est juste ça, des obstacles constants qui sont mis devant nous […] On n’arrête pas de nous bloquer, de nous arrêter, de nous remettre en doute. Nous ne bénéficions pas d’emblée des mêmes droits et libertés que les autres Canadiens. C’est très clair[5]. »
Des modifications ont été apportées pour remédier à la discrimination manifeste dans la Loi en ce qui concerne les dispositions relatives aux personnes pouvant être considérées comme des « Indiens ». Cependant, de nombreux problèmes subsistent, notamment les différents types de « statut d’Indien » et les différentes règles relatives à la transmission de ce statut. Par exemple, en tant que personne ayant le statut au titre du paragraphe 6(1), je peux inscrire mes enfants biologiques pour qu’ils aient le statut. Cependant, ils sont considérés comme des personnes ayant le statut 6(2), et leurs enfants ne seront donc pas éligibles au statut en vertu des règles actuelles. Si la Loi n’est pas modifiée ou abolie, ma famille n’aura plus accès aux droits issus des traités. Il s’agit essentiellement d’un génocide sur papier.
Comme l’a souligné l’Aînée Miigam’agan dans le rapport final, « Quand nous renions une femme et ses enfants en vertu de la Loi sur les Indiens, vous bannissez […] les membres de notre famille. Pour nous, dans notre langue et selon notre compréhension des choses, le bannissement équivaut à la peine capitale […] quand vous bannissez une personne, elle cesse d’exister[6]. »
Comme l’ont souligné ces témoignages, les dispositions de la Loi sur les Indiens relatives au statut sont en opposition directe avec l’article 33 de la DNUDPA, qui souligne le principe selon lequel les peuples autochtones ont le droit de déterminer leur identité ou leur appartenance, leurs structures et leurs procédures conformément à leurs coutumes et traditions, et avec l’article 22, qui énonce expressément l’obligation des États et des nations autochtones de « veiller à ce que les femmes et les enfants autochtones soient pleinement protégés contre toutes les formes de violence et de discrimination et bénéficient des garanties voulues ». Enfin, l’article 9 stipule que « Les autochtones, peuples et individus, ont le droit d’appartenir à une communauté ou à une nation autochtone, conformément aux traditions et coutumes de la communauté ou de la nation considérée. Aucune discrimination quelle qu’elle soit ne saurait résulter de l’exercice de ce droit. »
En ce qui concerne la compatibilité des lois, de nombreux groupes, dont l’Assemblée des Premières Nations, ont demandé au gouvernement du Canada « de mettre un terme à la pratique de l’assimilation législative et d’octroyer un financement adéquat aux gouvernements des Premières Nations pour qu’ils puissent établir leurs propres lois et processus en matière de citoyenneté » et « d’appuyer les efforts de […] toutes les Premières Nations qui exercent désormais leur compétence en matière de citoyenneté et rendent à leurs enfants leur patrimoine légitime ». Cette mesure est conforme aux obligations du gouvernement au titre de la compatibilité des lois dans la Loi sur la déclaration des NU, avec l’exigence de le faire en collaboration avec les peuples autochtones.
Du point de vue des milliers de membres de familles et de survivant·e·s qui ont pris la parole sur la question de la violence faite aux femmes, aux filles, aux personnes bispirituelles et aux personnes transgenres autochtones, nous vivons une période d’incertitude. L’enthousiasme suscité par le potentiel de la Loi sur la déclaration des NU, trois ans après son adoption, semble avoir été atténué par la lenteur des progrès. Si beaucoup ont exprimé leur espoir quant à ce que la Loi sur la déclaration des NU peut faire pour remédier aux lois qui ont été discriminatoires à l’égard des femmes autochtones, comme la Loi sur les Indiens et d’autres, beaucoup se méfient également de la façon dont la Loi peut être interprétée par les tribunaux et par les décisionnaires.
Les femmes, les filles, les personnes bispirituelles et les personnes transgenres autochtones sont des titulaires de droits, et la Loi sur la déclaration des NU, ainsi que d’autres instruments, devraient inciter le Canada à prendre des mesures significatives et décisives. Ses propres engagements l’exigent.
En tant que membres de la population canadienne, nous devons nous aussi agir. Comme l’a dit Bernie Williams, grand‐mère de l’enquête nationale, membre de famille et survivante : « Si vous ne ressentez pas d’indignation, c’est que vous ne faites pas attention. C’est la responsabilité de chaque personne au Canada de ne pas fermer les yeux sur la situation. »
Questions de reflexion :
Que peut‐on apprendre de la façon dont les peuples autochtones défendent leurs droits fondamentaux et juridiques?
Quelles sont les préoccupations des peuples autochtones concernant la Loi sur les Indiens?
De quelles autres façons, à part la modification des lois, peut‐on aider à protéger les droits de la personne?
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Références
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- Rapport final de l’ENFFADA, Volume 1a, p. 181. Retour à la citation 1
- Rapport final de l’ENFFADA, Volume 1a, p. 182. Retour à la citation 2
- Final report of the NIMMIWG, Volume 1a, p. 194. Retour à la citation 3
- Rapport final de l’ENFFADA, Volume 1a, p. 254. Retour à la citation 4
- Rapport final de l’ENFFADA, Volume 1a, p. 208. Retour à la citation 5
- Rapport final de l’ENFFADA, Volume 1a, p. 251. Retour à la citation 6
Citation suggérée
Citation suggérée : Karine Duhamel. « La responsabilité de chaque personne au Canada ». Musée canadien pour les droits de la personne. Publié le 4 octobre 2024. https://droitsdelapersonne.ca/histoire/la-responsabilite-de-chaque-personne-au-canada