Nous contre eux : le concept de « l’autre »

Le processus d'altérisation

Par Clint Curle
Publié : le 24 janvier 2020

Groupe d’hommes en train d’ériger un mur de pierres dans une rue de la ville Visibilité masquée.

Photo : USHMM, photo 37295

Détails de l'histoire

Les gens sont tous différents. Nous pouvons voir dans nos différences une occasion de partager et d’apprendre ou nous pouvons nous en servir comme prétexte pour ériger des murs entre nous. Lorsque nous mettons l’accent sur les différences entre des groupes de personnes dans le but d’éveiller des soupçons à leur endroit, de les insulter ou de les exclure, nous nous engageons sur la voie de « l’altérisation », ou la catégorisation de « l’autre ».

Paul Herczeg se souvient du moment précis où on lui a fait sentir qu’il était fondamentalement différent. C’était en 1944, peu après l’invasion de son pays natal, la Hongrie, par les nazis.

« L’ordonnance n’a pas tardé à être promulguée, obligeant tous les Juifs à porter une étoile jaune. Pour la première fois de ma vie, j’ai compris que j’étais différent, même parmi mes amis. »

— Paul Herczeg, survivant de l’Holocauste.

Les nazis utilisaient l’étoile jaune pour désigner les personnes juives qu’ils considéraient comme étant à part et inférieures. Herczeg a soudainement eu l’impression d’être « différent », une conséquence du processus d’altérisation.

Le processus d’altérisation

Ce processus peut se diviser en deux étapes :

  1. catégoriser un groupe de personnes selon les différences perçues, comme l’origine ethnique, la couleur de la peau, la religion, le sexe ou l’orientation sexuelle.
  2. déclarer que ce groupe est inférieur et adopter une mentalité « nous contre eux » pour isoler le groupe.

L’altérisation consiste à faire ressortir une différence et à l’utiliser pour anéantir tout sentiment de ressemblance ou de connectivité entre des personnes. Elle ouvre la voie à la discrimination ou à la persécution en réduisant l’empathie et en faisant obstacle à un véritable dialogue. Poussé à son paroxysme, l’altérisation peut même inciter un groupe à nier le statut d’être humain aux personnes appartenant à un groupe différent.

L’altérisation et l’Holocauste

L’Holocauste est un exemple extrême du phénomène d’altérisation et de ses répercussions – la persécution systématique et l’assassinat de six millions de personnes juives par l’Allemagne nazie et ses collaborateurs, entre 1933 et 1945.

En plus de commettre un génocide contre la population juive, les nazis ont également tenté d’anéantir les Roms et les Sintis. De nombreux autres groupes ont également été victimes de persécution au cours de cette période, notamment les personnes handicapées, les homosexuels, les Slaves, les opposants politiques et les Témoins de Jéhovah.

Photo en noir et blanc montrant un groupe de personnes les mains levées, sous la menace de soldats armés. Au premier plan, un jeune garçon effrayé.

Des soldats allemands encerclent des personnes juives à la pointe du fusil durant le soulèvement du ghetto de Varsovie, en 1943.

Photo : USHMM, photo 26543

Le parti nazi divisait les êtres humains en deux catégories : les personnes « aryennes » (germaniques), considérées comme étant génétiquement supérieurs, et les « races inférieures » comprenant les Juifs, les Slaves, les Roms, les Sintis et les Noirs. Cette classification de certains groupes de personnes comme étant « inférieurs » est un processus d’altérisation ayant pavé la voie au génocide.

Un homme et une femme vêtus de manteaux arborant une étoile jaune bien visible, dans une rue jonchée de décombres.

Des personnes juives d’Hongrie forcées de porter l’étoile jaune.

Photo : Yevgeny Khaldeï, photo 58305 de Fortepan

L’histoire de Paul Herczeg

Paul Herczeg a vécu l’expérience de l’altérisation. Il est né en 1930 à Újpest, en Hongrie de parents qu’il décrit comme étant de fiers Hongrois et des Juifs traditionnels. À l’instar de nombreux jeunes de son entourage, Paul faisait partie de l’Association juive de scouts et s’adonnait à beaucoup de sports et d’activités culturelles à son école.

Lorsque l’Allemagne nazie a envahi la Hongrie en mars 1944, Paul et sa famille ont été forcés de porter une étoile jaune. Quelques mois plus tard, ils ont dû déménager dans le ghetto de Újpest. En juillet 1944, Paul et ses parents ont été déportés au camp de concentration d’Auschwitz.

La mère de Paul a été tuée à Auschwitz, tandis que son père et lui ont été épargnés et transportés dans un petit camp près de Mühldorf, en Allemagne, pour travailler comme ouvriers esclaves. Son père est mort d’épuisement et de faim.

Paul a été envoyé travailler dans la cuisine du camp, et il affirme que c’est grâce au chauffage dans le bâtiment et aux pelures de patates qu’il cachait sous ses vêtements qu’il a eu la vie sauve.

Video : Paul Herczeg Outil Droits Humains

Les violences et les souffrances infligées à Paul, à sa famille et aux millions d’autres victimes des nazis ont été rendues possibles grâce au pouvoir psychologique et social que confère l’altérisation.

Pour en savoir plus :


L’altérisation et le génocide des Rohingyas

Le processus d’altérisation joue un rôle central dans bien d’autres cas de violation des droits de la personne, par exemple dans le récent génocide des Rohingyas au Myanmar.

Les Rohingyas sont une minorité musulmane et ils composent le tiers de la population de l’État de Rakhine, au Myanmar. Bien qu’ils soient établis dans la région depuis le 15e siècle, les Rohingyas continuent d’être considérés par la majorité bouddhiste de l’État de Rakhine comme des « immigrants bengalis ». Cette catégorisation est un exemple du processus d’altérisation qui leur enlève le statut de citoyens et des citoyennes.

Depuis le début des années 1980, les politiques gouvernementales ont dépouillé les Rohingyas de leur citoyenneté et leur ont imposé un système qui les a d’abord isolés et marginalisés avant d’en faire la cible d’un génocide.

Camp densément recouvert de tentes de toile, à flanc de colline. On y voit de nombreux réfugiés tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des tentes.

Camp de réfugiés pour les Rohingyas déplacés.

Photo : DFID Myanmar

En 2012, des violences ont éclaté dans l’État de Rakhine, causant la mort de centaines de Rohingyas et le déplacement de milliers d’autres. Après une attaque contre un poste frontalier, en 2016, au cours de laquelle des policiers ont été tués par des combattants rohingyas, l’armée birmane a lancé des représailles. L’action militaire, qui s’est traduite par une vague d’incendies de villages, de meurtres et de viols, a forcé des centaines de milliers de Rohingyas à fuir au Bangladesh. Devant l’escalade des violences contre les Rohingyas, les Nations Unies et le gouvernement canadien ont fini par reconnaître, en 2018, l’existence de crimes génocidaires à leur endroit.

L’histoire de Yasmin Ullah

Canadienne d’origine rohingya, Yasmin Ullah est née de parents rohingyas à Buthidaung, au Myanmar, en 1992. À l’âge de trois ans, Yasmin a été forcée de fuir le Myanmar avec sa famille à cause de l’escalade des actes haineux, des persécutions et des violations des droits de la personne perpétrés contre les Rohingyas du Myanmar.

En Thaïlande, Yasmin et sa famille étaient apatrides, ce qui signifie qu’ils ne jouissaient d’aucune protection garantie par la citoyenneté et qu’ils étaient exposés à la menace constante d’expulsion. Yasmin se souvient que les autorités ont retiré à sa grand‑mère son document de citoyenneté pour le remplacer par une carte différente qui l’identifiait, non pas comme une citoyenne du Myanmar, mais comme une musulmane du Bengale. Ce processus de déni de citoyenneté et de ciblage est une autre forme d’altérisation.

Carte d’identité blanche avec photo.

Des cartes d’enregistrement temporaires ont été délivrées aux Rohingyas après l’adoption, en 1982, d’une nouvelle loi sur la citoyenneté. Ces cartes attestaient que les Rohingyas n’étaient pas des citoyens à part entière du Myanmar.

Photo : MCDP, Aaron Cohen

Yasmin avait 19 ans quand son père a rencontré deux missionnaires canadiens qui, après l'avoir entendu ce dernier parler de la persécution contre les Rohingyas, lui ont offert de l’aider à venir au Canada avec sa famille. Comme ils étaient apatrides, ils se sont heurtés à de nombreux obstacles, mais ils ont fini par obtenir leurs permis de sortie et sont arrivés au Canada en 2011 en tant que réfugiés.

Video : Yasmin Ullah Outil Droits Humains

Si on vous juge différent ou d’une culture différente, on vous met à l’écart. On considère que vous ne valez rien, que vous ne méritez même pas qu’on vous parle. 

Yasmin Ullah

Pour en savoir plus :


Comment reconnaître l’altérisation?

L’altérisation peut être encouragée par les gouvernements, comme l’ont fait les nazis en forçant les personnes juives à porter une étoile jaune, ou encore le Myanmar en déclarant que les Rohingyas sont des non‑citoyens. L’altérisation ne se manifeste pas toujours sous des formes violentes ou répressives.

Bien avant d’adopter des lois ciblant officiellement le peuple juif, le gouvernement nazi se servait de la propagande pour véhiculer des stéréotypes antisémites insultants. La diffusion d’idées fomentant la haine et la division est une forme d’altérisation sociale qui peut ouvrir la voie à des actes plus violents.

Cette forme d’altérisation peut aussi se manifester dans la culture populaire, dans les conversations de tous les jours et dans les interactions en ligne. Elle est à l’œuvre lorsque des personnes utilisent des images et des mots qui déforment la réalité, insultent, excluent ou dénigrent un groupe de personnes. L’altérisation peut se manifester sous forme de blagues ou d’insultes susceptibles de blesser ou d’isoler certaines personnes, et de les marginaliser sous prétexte qu’elles sont inférieures ou différentes. Ce phénomène se manifeste également lorsque des personnes rejettent les idées avec lesquelles elles ne sont pas d’accord en propageant des stéréotypes insultants ou agressifs contre les gens qui les expriment.

Si ces opinions dénigrantes se répandent sans être contestées, elles risquent fort d’être acceptées comme normales ou véridiques. Il devient ensuite plus facile pour les gouvernements et d’autres groupes de promulguer des lois répressives ou de prendre des mesures violentes contre des gens victimes d’altérisation.;

Voilà pourquoi il est si important de reconnaître et de résister à ce phénomène sous toutes ses formes.

Pourquoi l’altérisation se manifeste-t-elle?

Elle peut se manifester pour une foule de raisons. En période de crise économique, politique ou environnementale, les gens ont parfois tendance à chercher un coupable. Ils chercheront à cibler des groupes qui exercent peu de pouvoir ou qui ont déjà été opprimés dans le passé à cause de ce phénomène.

De plus, les gens essaient souvent de trouver un sens à notre monde en proie à la confusion et en constante évolution en propageant des idées trop simplistes ou dépassées concernant l’histoire ou les différences ethniques. Lorsque ces idées reposent sur des généralisations teintées de préjugés, elles peuvent contribuer à l’altérisation.

Les gens s’engagent parfois dans ce processus pour affirmer leur sentiment de sécurité ou leur pouvoir. C’est clairement ce qui se produit quand des dirigeants cherchent à se gagner des appuis en attaquant leurs adversaires ou des groupes de personnes pour les faire passer pour des ennemis. Cela peut aussi se produire dans la vie courante quand les gens ont recours aux insultes ou à l’exclusion pour se rassurer au détriment des autres.

L’altérisation dans notre entourage

Le processus d’altérisation peut se manifester dans une foule de situations. Paul et Yasmin ont vécu des événements extrêmes. Mais l’altérisation peut également se manifester dans de petits gestes. Il importe de comprendre que, si on met en évidence les différences d’une personne, on risque de traiter cette personne différemment.

Le phénomène d’altérisation est à l’origine de presque toutes les violations des droits de la personne. Pour y mettre fin, la première chose à faire est de comprendre et de reconnaître ce processus. 

Pouvez‐vous trouver des exemples d’altérisation dans votre propre vie?

Cet article s’appuie sur la ressource éducative « Nous contre Eux : La création de l’Autre », ressource élaborée conjointement par le Musée canadien pour les droits de la personne et le Musée de l’Holocauste Montréal.

Questions de réflexion :

  • Comment est‐ce que j’arrive à gérer mon inconfort face aux différences?

  • Est‐ce que je peux nommer des groupes de gens qui sont victimes d’altérisation dans ma collectivité ou mon pays?

  • M’est-il déjà arrivé de me sentir plus puissant en excluant quelqu’un?

Citation suggérée

Citation suggérée : Clint Curle. « Nous contre eux : le concept de « l’autre » ». Musée canadien pour les droits de la personne. Publié le 24 janvier 2020. https://droitsdelapersonne.ca/histoire/nous-contre-eux-le-concept-de-lautre