Le Canada jouit depuis longtemps d’une réputation de chef de file en matière de droits de la personne. Nous avons été parmi les premiers pays à adopter le mariage entre personnes de même sexe et les soins de santé universels, ce dont nous pouvons tirer énormément de fierté.
Nous avons également pris l’engagement de respecter de nombreux traités internationaux relatifs aux droits de la personne, notamment la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Mais le Canada ne parvient pas toujours à prendre des mesures efficaces pour assurer la sécurité des femmes et des filles.
Je vis aujourd’hui à Ottawa, mais je suis née et j’ai grandi dans une région rurale du nord de l’Ontario. J’ai été la première de ma famille à aller à l’université et à « déménager en ville ». Cela me donne une perspective unique lorsque je voyage à travers le pays, éduquant chaque année des milliers de Canadien·ne·s sur la manière de prévenir la violence à l’égard des femmes.
Je travaille dans ce domaine depuis 20 ans. Au cours de cette période, j’ai régulièrement constaté l’écart entre la réputation du Canada sur la scène internationale et notre réalité quotidienne. La violence fondée sur le genre ciblant les femmes, les trans et les Canadien·ne·s non binaires reste une menace constante. La sensibilisation du public a augmenté au cours des dix dernières années environ en raison de mouvements mondiaux tels que #MeToo (et les équivalents #MoiAussi au Québec et #BalanceTonPorc en France). Mais nous n’avons pas encore vu de changement important.
Pour mieux comprendre cette réalité, je veux vous emmener dans ma ville natale.
L’impasse de faire partie d’une communauté
J’ai passé les 18 premières années de ma vie dans le nord de l’Ontario, ce qui présentait de nombreux avantages. J’ai grandi avec des lacs et des rivières limpides et magnifiques à proximité. Je ne nageais jamais dans des piscines parce que n’était pas nécessaire. Dans les communautés rurales, il n’y a pas d’embouteillages aux heures de pointe pour gêner le retour à la maison à vélo après l’école. Tout le monde se connaît dans le voisinage et il y a un sentiment d’appartenance à la communauté. On a l’impression de faire partie de quelque chose.
Mais c’est précisément cette familiarité qui peut rendre la violence entre partenaires intimes si dangereuse pour les femmes en milieu rural. Lorsque tout le monde connaît tout le monde, il devient très difficile d’obtenir un soutien confidentiel.
C’est également vrai du point de vue de la police. Lorsque je menais des recherches sur les services destinés aux victimes d’agressions sexuelles dans les communautés rurales, un membre de la police m’a expliqué qu’il était facile de perdre la confiance des gens dans les petites communautés. Il y a peu d’agent·e·s dans chaque communauté. Si on arrête quelqu’un pour excès de vitesse, par exemple, le conducteur ou la conductrice risque de se brouiller avec l’agent·e à jamais, et il est peu probable que cette personne lui confie un rapport de violence familiale.
Peu de personnes signalent des agressions à la police, et encore moins obtiennent justice auprès du système judiciaire. Il existe une longue liste de raisons pour lesquelles les victimes d’agressions sexuelles et de violences entre partenaires intimes hésitent à communiquer avec la police [1]. Les victimes sont régulièrement blâmées et humiliées pour la violence qu’elles subissent. La crainte de représailles de la part d’un agresseur ou de leur communauté pousse de nombreuses personnes à se taire.
Il est certain que nous avons besoin de réformes juridiques solides au Canada et d’une formation plus poussée pour la police et autres personnes qui sont les premières à intervenir dans ces situations. Mais nous devons également informer l’ensemble des Canadien·ne·s sur la manière dont il est possible de soutenir les victimes et les survivant·e·s au sein de leur communauté L’isolement tue. La mobilisation communautaire peut sauver des vies.
Les liens étroits qui existent dans les petites communautés peuvent, ironiquement, isoler les survivant·e·s qui veulent fuir leur agresseur. Il est difficile de savoir à qui faire confiance pour obtenir du soutien et de la sympathie, ou qui pourrait les aider à assurer leur sécurité pendant leur fuite et – ce qui est important – dans les mois qui suivent la séparation.
Lorsqu’une personne se sent prête à quitter son agresseur, la question se pose de savoir où aller. Les refuges pour femmes sont chroniquement pleins. Un rapport récent a montré que les refuges au Canada doivent refuser environ 19 000 femmes et enfants chaque mois [2]. Ce manque d’options est particulièrement dangereux dans les communautés rurales, éloignées et nordiques, qui disposent globalement de moins de services sociaux et de santé [3].
Il est également beaucoup plus difficile de se déplacer dans ces communautés. Les transports en commun sont pratiquement inexistants dans les régions rurales du Canada. Maintenant que le service des autobus Greyhound n’est plus offert, de nombreuses communautés se sont retrouvées complètement isolées. Les femmes et les personnes bispirituelles sont particulièrement vulnérables à la discrimination et à la violence, aggravées par une liberté de mouvement limitée [4].
L’isolement est un facteur de risque pour toutes les victimes de violence fondée sur le genre. Cela est apparu clairement lors de la pandémie de COVID‐19, lorsque les taux de féminicides ont augmenté dans le monde entier, dans les zones rurales comme dans les zones urbaines [5]. La consigne de se confiner chez soi a permis de réduire la transmission du COVID‐19. Mais cela représentait une situation très dangereuse pour les femmes qui avaient désespérément besoin de fuir leur foyer violent [6].
Armes à feu et contrôle des armes
La présence d’armes à feu est un autre facteur qui expose les femmes des régions rurales à un risque accru de violence. Contrairement à la plupart des Canadien·ne·s, j’ai grandi avec des armes à la maison, ce qui est beaucoup plus courant dans les communautés rurales, éloignées et nordiques. Mes deux parents chassaient avec enthousiasme, tout comme ma famille élargie. Heureusement, j’ai grandi dans un foyer aimant et ces armes n’ont jamais représenté un risque pour ma famille ou moi‐même.
Mais ce n’est pas le cas pour les femmes et les enfants qui vivent avec des hommes violents. La présence d’armes à feu dans un foyer violent explique de nombreux féminicides en milieu rural [7]. Elle explique aussi en partie pourquoi si peu de femmes se sentent suffisamment en sécurité pour partir. Le fait de menacer un partenaire avec une arme, même de manière indirecte, maintient de nombreuses femmes prisonnières en raison de la terreur et du désir de survivre [8].
En 2015, Natalie Warmerdam, Carol Culleton et Anastasia Kuzyk ont été tuées par un homme ayant un long passé de violence à l’égard des femmes. Malgré la révocation de son permis de port d’arme, lorsqu’il est sorti de prison pour avoir maltraité Anastasia, il a pu facilement se procurer une arme dans sa communauté rurale et l’a utilisée pour tuer deux des trois femmes. L’enquête du coroner a débouché sur 86 recommandations visant à prévenir des tragédies similaires [9]. Elles mettent notamment l’accent sur le rôle des armes à feu et sur la nécessité d’un contrôle plus efficace des armes à feu.
La plus grande tuerie au Canada s’est produite en avril 2020 dans une région rurale de la Nouvelle‐Écosse. Elle a commencé lorsque le tueur a attaqué sa conjointe de fait. Il a ensuite eu facilement accès à des armes à feu et a tué 22 personnes. La Commission des pertes massives qui a suivi a souligné que l’accès facile aux armes à feu est lié à des taux plus élevés de violence fondée sur le genre. Elle a recommandé des mesures de contrôle des armes à feu plus strictes en ce qui concerne la violence et les mauvais traitements familiaux [10].
Certains groupes sont plus exposés
Toutes les femmes sont susceptibles d’être victimes de violences de la part d’hommes. Mais toutes les femmes ne sont pas exposées au même risque.
Il est important d’examiner la violence à l’égard des femmes sous l’angle de l’intersectionnalité. L’intersectionnalité est un terme créé par Kimberlé Crenshaw, juriste noire. Il fait référence à la réalité selon laquelle nous incarnons une variété d’identités à la fois. Les personnes qui se situent à différentes intersections identitaires ont des expériences différentes du monde [11].
Par exemple, en tant que femme blanche, je ne suis pas blanche un jour et femme un autre – je suis une femme blanche tout le temps. Cela signifie que je peux établir des relations et des liens avec d’autres femmes lorsqu’il s’agit de nos expériences communes de la misogynie, mais que je me déplace dans le monde avec des privilèges lorsqu’il s’agit de la race. J’ai des privilèges dans certains espaces en tant que femme blanche, mais j’ai aussi des moments où j’ai moins de privilèges parce que je suis une personne queer. Selon le contexte, je suis privilégiée ou non.
L’intersectionnalité nous permet de voir comment la discrimination systémique fondée sur des facteurs tels que la race, la classe, l’âge, les capacités et l’orientation sexuelle modifie notre expérience en tant que femmes dans le monde. Par exemple, les personnes trans, non binaires et non conformes au genre subissent presque deux fois plus de violence au cours de leur vie adulte que les personnes cisgenres au Canada [12]. Elles sont également deux fois plus susceptibles d’être victimes de harcèlement numérique [13].
Les groupes les plus à risque de féminicides
Les femmes des communautés rurales, éloignées et nordiques
Les femmes des communautés rurales, éloignées et nordiques sont exposées à un risque disproportionné de féminicide. Le féminicide, ou fémicide, est un terme émergent qui fait référence aux circonstances uniques qui entourent le meurtre de femmes par des hommes [14]. Certains pays comme la Belgique et Malte l’ont récemment ajouté à leur code criminel [15] et bon nombre de spécialistes au Canada demandent qu’il en soit de même ici. Au Canada, moins de 20 % d’entre nous vivent dans un environnement non urbain et pourtant, les femmes et les filles vivant en milieu rural représentaient 42 % des féminicides au Canada en 2022 [16].
Les femmes autochtones
Les femmes autochtones représentent 16 % des féminicides et 11 % des femmes disparues, alors qu’elles ne constituent que 4,3 % de la population du Canada.
Les femmes âgées de plus de 55 ans constituent un segment croissant de la population canadienne. Elles sont exposées de manière disproportionnée au risque de féminicide de la part de leurs partenaires et de leurs fils.
Ces différents groupes de femmes font face à des risques accrus parce qu’elles sont stigmatisées, ignorées et même victimes de racisme, de capacitisme, d’âgisme, de sexisme et d’autres partis pris dans nos systèmes d’aide sociale, de maintien de l’ordre et de soins collectifs.
Pour lutter contre la violence à l’égard des femmes, nous devons nous pencher sur la façon dont nous en parlons. Même les termes « violence à l’égard des femmes » ou « violence fondée sur le genre » en disent long sur le fait qu’on ne nomme pas les auteurs de ces actes.
Les hommes commettent la grande majorité des violences faites aux femmes : 97 % des personnes accusées de violences sexuelles au Canada sont des hommes [17]. Sur les 184 femmes et filles tuées en 2022, 90 % des tueurs identifiés étaient des hommes [18]. La quasi‐totalité (91 %) de ces meurtres ont été commis par des partenaires intimes, des membres de la famille, des amis ou des connaissances. Très peu de femmes sont assassinées par des personnes qu’elles ne connaissent pas. Un nombre choquant de fils assassinent leur mère.
Nous ne parlons pas de « violence masculine à l’égard des femmes », mais nous devrions le faire, car c’est presque toujours le cas. Au lieu de cela, nous utilisons un langage vague et passif qui efface la source du problème : les rôles et les attentes sexistes qui justifient et excusent les comportements contrôlants et violents des hommes.
Malgré les statistiques alarmantes sur la violence fondée sur le genre, je garde espoir. Les communautés peuvent s’unir pour assurer la sécurité des un·e·s et des autres. Les survivantes de la violence entre partenaires intimes fuient rarement un agresseur sans l’aide de leurs ami·e·s, de leur famille, de leurs voisin·e·s et d’autres personnes. Donner aux gens ordinaires les moyens d’intervenir et de soutenir les survivantes permet de sauver des vies.
La campagne ontarienne Neighbours, Friends and Families (Voisin·e·s, ami·e·s et familles) (en anglais seulement) met l’accent sur le pouvoir de la communauté à soutenir les victimes et à dénoncer les agresseurs. Make It Our Business (Faisons‐en notre affaire) (en anglais seulement) est une campagne qui vise à créer des lieux de travail plus sûrs pour les personnes dont le domicile n’est pas sûr.
Le Canada a même lancé une campagne consacrée au rôle que jouent les coiffeuses et coiffeurs stylistes dans la lutte contre la violence fondée sur le genre (en anglais seulement). Pour beaucoup de femmes, le salon de coiffure est un espace où l’on se fait dorloter et où l’on prend soin de soi, et de nombreuses femmes (moi y compris!) sont incroyablement fidèles à leurs stylistes. En ayant une formation sur la manière de repérer les signaux d’alarme indiquant qu’une cliente n’est pas en sécurité, un·e styliste peut intervenir en toute sécurité.
Il y a tant de façons de s’entraider, mais la plupart des gens n’ont pas les compétences nécessaires pour le faire. La bonne nouvelle, c’est que ces compétences peuvent être enseignées. Right to Be propose une formation simple et efficace à l’intervention des témoins (en anglais seulement). Il existe même une campagne pour l’enseignement aux enfants de 3 à 10 ans! Nous devons soutenir la création et la diffusion de ce type de ressources pour développer les soins dans la communauté.
Nous avons également besoin d’un financement accru pour les services de première ligne. Et nous avons besoin d’une éducation sexuelle solide et normalisée qui mette l’accent sur le consentement, les relations saines et la manière de gérer le rejet. Nous devons faire participer les hommes et les garçons à des conversations difficiles sur la masculinité saine et la capacité à résister à la pression culturelle de dénigrer les femmes et les filles.
Après l’assassinat collectif en 1989 d’étudiantes en génie à l’École polytechnique, Jack Layton et Michael Kaufman ont créé la Campagne du ruban blanc. Il s’agit du plus grand mouvement mondial visant à mobiliser les hommes et les garçons dans la lutte contre la violence à l’égard des femmes. Le Canada abrite également la Campagne Moosehide, un mouvement autochtone visant à impliquer les hommes et les garçons dans ces conversations nécessaires.
Charlene Senn, de l’Université de Windsor, a créé le programme de résistance au viol le plus efficace au monde. Ses recherches ont montré que les plus grands obstacles auxquels les femmes et les filles font face sont d’ordre émotionnel. Les filles et les femmes sont socialisées très tôt et souvent pour donner la priorité à la gentillesse plutôt qu’à la sécurité. Le programme Flip the Script de Senn (en anglais seulement) apprend aux filles et aux femmes à comprendre les risques réels. Il leur permet de faire confiance à leur instinct lorsqu’elles ne se sentent pas en sécurité ou mal à l’aise.
Je crois que nous disposons de tous les éléments nécessaires pour mettre fin à la violence fondée sur le genre au Canada. Nous pouvons être de véritables leaders en matière de droits de la personne. Nous pouvons mieux prendre soin les un·e·s des autres. C’est maintenant qu’il faut agir.
Où ai‐je appris ce que sont les rôles et les attentes en matière de sexe et de genre?
Comment pourrais‐je intervenir efficacement et en toute sécurité si je vois quelqu’un se faire harceler?
Comment les hommes de mon entourage parlent‐ils des femmes et les traitent‐ils?
Auteure
Julie S. Lalonde est une militante des droits des femmes et une éducatrice publique de renommée internationale. Ses mémoires primées, « Resilience is Futile : The Life and Death and Life of », a été publié en 2020.
Citation suggérée :
Julie S. Lalonde. « La violence fondée sur le genre au Canada ».
Musée canadien pour les droits de la personne.
Publié
le 21 novembre 2023. https://droitsdelapersonne.ca/histoire/la-violence-fondee-sur-le-genre-au-canada