Les spectacles de drag sont une forme d’art ancienne qui connaît un regain de popularité auprès du grand public. Mais ces dernières années, le drag est aussi devenu un point de mire pour les gens qui s’opposent aux droits et à l’expression des personnes 2ELGBTQI+. L’heure du conte pour enfants par des artistes de drag, en particulier, a suscité la colère de protestataires.
Parole de femme | Parole d’homme
Des artistes de drag parlent de leurs expériences dans le climat actuel
Par
Leslie Vryenhoek, éditrice
Publié : le 5 février 2025
Mots-clés :
Photo : MCDP, Douglas Little
Détails de l'histoire
Nous avons demandé à deux artistes – une drag queen et un drag king – de nous parler de leur expérience, de nous expliquer l’importance de l’art drag à leurs yeux et de nous dire comment le climat actuel les touche :
- Cyril Cinder se produit en tant que drag king depuis dix ans. Il est basé à Ottawa.
- Kymera a marqué son deuxième anniversaire comme drag queen en 2024. Elle vit à Winnipeg.

Cyril Cinder a choisi un nom de scène qui sonnait comme un vrai nom, qui n’était pas un jeu de mots (grivois) comme ceux que choisissent de nombreux drag kings et qui était unique. Il aime que son nom ressemble à l’alter ego d’un super‐vilain.
Photo : Kristy Boyce Photography
Dans la mythologie grecque, la Khímaira (Chimère en français) est une créature redoutable composée de différents animaux. Dans l’univers Marvel, Kymera est l’enfant de deux super‐héros de race noire qui ont beaucoup de pouvoir et d’influence : Storm des X‑Men et la Panthère noire.
Photo : Vincent Wolfgang PhotographyAu sujet des raisons qui les poussent à se produire en drag
Kymera : Comme beaucoup de gens, c’est l’émission Ru Paul’s Drag Race qui m’a fait découvrir l’art du drag[1], mais je suis aussi créatrice de mode et j’ai créé des tenues pour quelques personnes de la communauté de Winnipeg. Ensuite, celle qui est devenue ma « drag mom », Ruby Chopsticks, montait un spectacle axé sur les artistes de la communauté des PANDC et m’a demandé si j’accepterais d’essayer le drag. J’ai répondu oui. Depuis, ces deux années ont été folles.
Ce qui m’attire dans le drag, c’est la possibilité de faire vivre la totalité de ma personne. Je peux être aussi masculine, féminine ou androgyne que je le souhaite, et ce sentiment peut changer d’un jour à l’autre dans la manière dont je veux me présenter et me comporter. C’est en grande partie parce que je peux entrer en contact avec ce côté féminin qui m’était interdit lorsque j’étais enfant.
De plus, j’ai grandi en aimant la musique pop et c’est ce que j’aime interpréter. Qu’il s’agisse d’une foule ou de cinq personnes qui apprécient vraiment ce que l’on fait, cette énergie est amplifiée et nous est renvoyée. C’est un sentiment merveilleux.
Cyril Cinder : Après avoir vu mon premier spectacle de drag, je suis allée sur les réseaux sociaux et j’ai publié quelque chose du genre : « Si j’étais née homme, je serais une drag queen! » Heureusement, j’avais des amis plus éclairés que moi à l’époque, qui m’ont dit : « Les femmes peuvent être des drag queens, mais toi, tu te déguises en garçon et tu joues des rôles de garçon au théâtre depuis l’âge de 14 ans, alors tu pourrais vraiment aimer être un drag king. »
Environ deux mois plus tard, je me suis produit sur scène pour la première fois.
Cela a été une véritable source de découverte de soi. Lorsque j’ai débuté en tant que drag king, je me suis surtout produit dans des lieux burlesques, car les lieux de drag n’ont pas toujours été les plus intégrés. J’ai passé du temps avec des artistes queers et des femmes queers, et j’ai reconnu que c’était aussi mon vécu. Après avoir fait du drag pendant environ six mois, j’ai réalisé que je n’étais pas hétérosexuelle – que j’étais en fait bisexuelle et non binaire. Grâce à ce moyen artistique, j’ai pu endosser en toute sécurité une identité différente et voir comment je me sentais et comment les autres y réagissaient. Pour moi, c’est encore un moyen sûr de m’exprimer, d’explorer et de créer de l’art de scène.
Je suis également psychothérapeute agréée. Je me spécialise dans le travail avec la communauté 2ELGBTQIA+ ainsi qu’avec les personnes ayant survécu à des traumatismes dans leur enfance, et je trouve que le drag est un excellent exutoire pour m’aider à traiter certaines des questions qui se posent dans mon travail. Je peux être dans cette communauté vibrante, diverse et résiliente – elle contribue tellement à ma propre résilience et à mon bien‐être.
Au sujet de l’équité et de l’inclusion dans le domaine du drag
Kymera : Il y a beaucoup d’artistes qui sont des PANDC, mais il y a encore du travail à faire si nous parlons d’équité et non seulement d’égalité. La communauté queer n’est pas monolithique, et tout le monde n’a pas les mêmes problèmes ou le même point de vue.
Mais il y a une conversation constante, lorsque les gens montent des spectacles de drag, autour de la question suivante : « À quoi ressemblent vos artistes? Qui sont les personnes que vous engagez? Et qui sont les responsables qui prennent les décisions concernant le choix des artistes? » Et surtout à Winnipeg, on se concentre sur la façon de rendre les choses plus équitables pour les artistes autochtones. La partie facile de cette conversation est de demander : « Combien de personnes qui s’identifient comme PANDC engage‐t‐on dans un spectacle? Combien de personnes qui s’identifient comme trans? »
La partie plus difficile de la conversation est : « Faisons‐nous cela de manière holistique ou le faisons‐nous pour cocher une case? » Des personnes plus intelligentes que moi tentent encore de trouver la bonne façon d’aborder cette question, mais il s’agit d’une conversation continue où les gens essaient de trouver la façon de le faire de manière réfléchie et de ne pas contribuer à la diversité de façade. Il n’est pas facile de trouver un moyen de progresser sur lequel tout le monde puisse s’entendre.
Cyril Cinder : Il y a cette idée que ce n’est pas aussi excitant ou risqué [lorsqu’une femme s’habille en homme]. Je pense qu’il y a un ton très misogyne là‐dedans et un véritable cloisonnement. Si les drag kings ne sont pas aussi connus du public, c’est en grande partie parce que nous avons été tenus à l’écart des possibilités.
Ru Paul’s Drag Race est la plus grande scène au monde pour les drag queens, et elle a contribué à lancer la carrière des drag queens les plus célèbres du monde. Les drag kings ne sont pas autorisés à participer à l’émission : ils auditionnent chaque année et ne sont pas retenus. Il est donc possible qu’une personne qui s’intéresse au drag occasionnellement, qui suit peut‐être Ru Paul’s Drag Race et quelques artistes de drag sur les réseaux sociaux, ne sache même pas que les drag kings existent.
C’est dommage, car je pense que chaque personne a quelque chose de vraiment merveilleux à apporter à la conversation sur ce que signifie être humain, et le drag est une forme d’art qui nous permet d’explorer un aspect entier de cette question. Cette conversation progresse mieux lorsque tout le monde peut y contribuer et faire connaître son vécu.
Au sujet des protestations, des menaces et de l’idée de « protéger les enfants »
Cyril Cinder : Lorsque j’ai commencé en 2014, j’avais l’impression que tout irait en s’améliorant, que les choses deviendraient plus faciles pour nous. Je me suis trompé sur la lenteur des progrès.
Au fil des ans, j’ai animé de nombreuses heures du conte drag. Si on recule en 2018 environ, il arrivait qu’une personne vienne brandir une pancarte, mais elle était rapidement escortée vers la sortie. C’était comme si ces personnes existaient en marge de la société. Pour notre premier événement après la COVID, nous avons organisé une heure du conte drag en partenariat avec la Fierté dans la capitale et le Centre national des arts, ici à Ottawa. À l’avance, les gens publiaient des choses comme « Tout le monde doit venir au CNA pour protéger les enfants. On enjôle nos enfants et on ne peut pas permettre que cela se produise. » C’était clairement une grande tentative de mobilisation. Et ces gens sont venus, en criant des choses et en portant des pancartes homophobes et transphobes, et pleines de désinformation.
Je suis extrêmement reconnaissant aux personnes qui soutiennent la communauté de s’être déplacées et d’avoir été beaucoup plus nombreuses que les protestataires.
Malheureusement, cela s’est reproduit plusieurs fois depuis. Et c’est vraiment effrayant. J’ai reçu de nombreuses menaces de mort et des gens ont essayé de trouver ma maison. J’ai dû parler à la clinique de psychothérapie où je travaille pour expliquer qu’il y aurait peut‐être des appels téléphoniques me qualifiant de « prédateur » et je voulais que le personnel sache pourquoi cela se produisait.
Lors de ces événements, des personnes m’ont saisi et ont essayé de me tirer vers elles. J’ai vu des gens recevoir des coups de poing au visage et être jetés au sol. Il y a parfois une forte présence policière. C’est un peu un traumatisme collectif de voir que ces gens nous haïssent tellement, et sur la base de mensonges. C’est surtout cela : ils mentent tellement, et les mensonges sont si flagrants.
J’ai maintenant un gros chien, juste pour me sentir un peu plus en sécurité chez moi.
Pendant la COVID, j’ai fait des spectacles de drag devant ma maison, juste pour donner aux gens un peu de joie et quelque chose de positif. Lorsque toute cette rhétorique a commencé, j’ai réalisé que je ne pouvais plus faire cela, car quelqu’un allait débarquer chez moi. Il suffit qu’une personne croie vraiment qu’elle va protéger des enfants en me faisant du mal pour que ce mal soit justifié dans son esprit.

Cyril Cinder lit une histoire à des enfants lors de l’heure du conte à la librairie The Spaniel’s Tale à Ottawa. Des activités de ce type ont suscité des protestations et des menaces à son égard.
Photo : Cole DavidsonIl est donc difficile de constater que la conversation lors de ces manifestations porte principalement sur les drag queens et n’inclut pas certains éléments de mon vécu. Les gens qui participent aux manifestations ne savent pas nécessairement ce qu’est un drag king. Ils laissent des commentaires sur les médias sociaux du genre « Tu ne seras jamais une vraie femme! ». – Je leur réponds : « Hé, merci! » – même si je porte une moustache, ils ne comprennent pas. Mais je veux que mes allié·e·s le comprennent.
Et quand [les protestataires] comprennent, c’est d’agression sexuelle qu’on me menace. Les menaces de « viol correctif » sont une chose que j’ai vécue en tant que drag king.
Je trouve l’allégation de « grooming » (enjôlement) particulièrement choquante, car je travaille avec des personnes qui ont survécu à ce type de conditionnement, et je sais à quoi ressemble réellement ce comportement et le mal qu’il fait.
Le « grooming » est un conditionnement qui est imposé à un enfant au fil du temps, de sorte que lorsqu’une personne franchit la ligne et abuse l’enfant, elle ne sera pas dénoncée. Et il faut qu’il y ait une intention. Je ne comprends pas comment le fait de me déguiser et de lire un livre sur l’amour et l’acceptation de soi pourrait être comparé à cela. En fait, c’est plutôt que je veux que les enfants soient plus en sécurité dans leur communauté.
Kymera : J’ai participé à des spectacles qui ont suscité des réactions négatives. Récemment, au jour de l’An, j’ai participé à un spectacle drag pour les familles à La Fourche [à Winnipeg] et il y a eu des pressions sur les médias sociaux… Les gens disaient que ce n’était pas adapté aux enfants, que nous étions des « prédateurs et prédatrices » qui essayaient d’exploiter les enfants. C’est très frustrant pour nous comme interprètes, comme artistes de drag, lorsque nous prenons grand soin de nous assurer que tout est approprié pour un public particulier, mais que cela est délibérément mal interprété.
Tout ce que nous voulons, c’est partager notre art avec les gens. Bien sûr, une partie de cet art n’est pas adaptée aux enfants, mais comme tout établissement qui produit de l’art, nous adaptons notre présence sur scène et nos spectacles. Je compare cela au fait d’emmener un enfant au cinéma : il y a des restrictions [d’âge] en fonction du matériel présenté. Il en va de même pour l’art drag.
Il existe tellement d’identités et de définitions différentes du genre. Je pense que pour certaines personnes, cela peut être effrayant, de découvrir quelque chose qui ne reflète pas exactement ce qu’on nous a appris en grandissant. Essayer de faire la synthèse entre sa connaissance du monde et quelque chose qui vient de l’extérieur et qui remet en question son monde peut être une source de grand conflit pour les gens, et je pense que c’est ce que nous observons.
Au sujet du rapport entre les interdictions de drag et la transphobie
Kymera : Les interdictions relatives au drag visent essentiellement les personnes transgenres. Si l’on examine les définitions juridiques du drag et de ce qu’est une personne transgenre dans de nombreux États des États‐Unis et à certains endroits ici, on constate qu’elles se recoupent assez largement. Aux yeux de certaines personnes, nous pouvons nous ressembler, mais il s’agit de choses distinctes et séparées. Même si le drag est un art de la scène qui interprète ou représente un genre donné alors que les personnes trans ne se produisent pas devant un public – c’est plutôt qu’elles reconnaissent leur véritable identité – les choses sont floues sur le plan juridique. L’interdiction du drag peut donc avoir un effet considérable sur la communauté trans.
Pendant la Semaine de la Fierté à Winnipeg en 2023, Kymera faisait partie des drag queens qui ont fait la lecture aux enfants lors de l’activité Contes arc‐en‐ciel au Musée canadien pour les droits de la personne.
Photo : MCDP, Douglas LittleCyril Cinder : Beaucoup de gens [qui protestent contre le drag] ne comprennent pas la différence. Ils ne comprennent pas et ils ne cherchent pas à comprendre – ça ne les intéresse pas. Mais on ne peut pas discuter de la sécurité du drag en tant que forme d’art sans inclure une conversation sur les personnes trans qui essaient juste de vivre leur vie. Nous attaquer, c’est les attaquer par procuration.
Et bien que je reçoive beaucoup de menaces, j’ai aussi la possibilité d’enlever mon costume après un spectacle et de me promener sans ce déguisement – parce que c’est un déguisement, un spectacle. Je suis toujours visiblement queer – j’ai épousé une femme et je m’habille de manière assez queer – mais on ne me remarque pas en public en tant que personne transgenre. Il y a donc un certain nombre de privilèges qui viennent de là.
Au sujet de la valeur de l’heure du conte drag
Kymera : Pour les enfants, l’heure du conte drag est souvent la première fois qu’ils voient ou interagissent avec une personne queer. En grandissant, je n’ai pas rencontré beaucoup de personnes queers dans ma communauté, ce qui m’a beaucoup isolée. Je pense que mon expérience aurait été beaucoup plus facile si j’avais su que je n’étais pas seule, qu’il y avait d’autres personnes comme moi.
Surtout en grandissant dans les années 1990, après le plus fort de la crise du sida, il y avait beaucoup de pessimisme… Si on était queer, on pouvait s’attendre à du mal et à des maladies. Avoir des personnes queers autour de soi qui sont heureuses, qui peuvent vivre longtemps, tisser des liens et construire une communauté – cela aurait été très réconfortant et guérisseur pour l’enfant que j’étais.
Cyril Cinder : L’heure du conte est importante parce que c’est une initiative contre l’intimidation et en faveur de l’alphabétisation. C’est l’occasion pour les enfants de voir quelqu’un de charmant et d’intéressant qui montre un grand enthousiasme pour la lecture, et aussi de constater que les personnes dont la présentation du genre est un peu différente de celle à laquelle on est habitué, peuvent aussi être cool. C’est une bonne chose.
C’est aussi l’occasion pour les familles queers de se réunir, parce que les personnes queers ont des enfants et qu’elles méritent un espace sûr, pour tous les âges, pour se retrouver.
Au sujet de l’importance du drag dans le monde
Kymera : Je pense que la plupart des gens, à des degrés divers, ont un certain niveau de masculinité ou de féminité en eux, et je pense que la plupart des gens dans une culture hétéronormative sont poussés à ne s’identifier qu’au genre qui leur a été assigné à la naissance. Pour beaucoup d’artistes de drag, l’exploration des genres est quelque chose qui a toujours été en eux et le drag est un moyen sûr d’explorer les genres.
Je tiens également à dire que les personnes queers ne sont pas là pour vous prendre quoi que ce soit – elles ne sont pas là pour vous faire du mal. Nous essayons simplement de vivre notre vie de la manière la plus authentique possible.
Cyril Cinder : En tant qu’artistes de drag, notre travail est d’être la représentation la plus colorée, la plus visible de la communauté. Nous sommes là pour faire du bruit, briller et être la chose la plus gaie dans la salle. Nous disons : « Ne t’inquiète pas mon chou, personne ne te regarde – j’ai des cils de trois pouces, une perruque et tous ces strass sur lesquels on peut se concentrer. Alors toi, sois toi‐même. » Nous rendons les choses un peu plus sûres pour que toutes les autres personnes puissent être authentiques.
Même si je pense qu’il y a beaucoup de conversations importantes sur la défense du drag et sur les critiques de la misogynie et des pratiques d’exclusion dans le milieu du drag, le drag est fondamentalement quelque chose de merveilleux, de beau et de très, très résistant en tant que forme d’art. Même si on enfile une perruque et des talons et qu’on fait du lip syncing sur une chanson de Britney Spears dans un bar miteux, on fait quand même quelque chose de radical, de puissant et qui mérite d’être célébré. C’est un prolongement de l’esprit que la communauté queer a dû incarner tout au long de l’histoire de l’humanité, simplement pour pouvoir exister.
C’est l’affirmation que nous sommes là, que nous sommes queers, et qu’aucune société n’a existé ou n’existera jamais sans nous.
Références
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- Dans les cultures occidentales, les hommes cisgenres s’habillent en femmes pour se produire sur scène depuis l’Antiquité. Il existe également une tradition de plusieurs siècles selon laquelle des femmes cisgenres se déguisent en hommes, notamment dans des numéros de vaudeville, bien que le terme « drag king » soit plus récent. D’autres cultures ont des traditions similaires. Il convient toutefois de noter que des artistes de tout sexe peuvent être des drag queens ou des drag kings. Retour à la citation 1
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Citation suggérée : Leslie Vryenhoek, éditrice. « Parole de femme | Parole d’homme ». Musée canadien pour les droits de la personne. Publié le 5 février 2025. https://droitsdelapersonne.ca/histoire/parole-de-femme-parole-dhomme